Le Blues, une parole libérée

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Si l’émancipation s’avère être un échec complet, le statut de l’homme noir a changé. C’est sorti de ses habits d’esclave et apte à prendre la parole qu’il va, tel le griot africain, porter un regard sur lui-même, sur son identité, sur sa vie sociale. Devenu sujet de son histoire, il va désormais parler de ce qu’il est, de ce qu’il vit, de ses sentiments, de ses expériences, il va chanter le blues.

Poussé sur le terreau de l’esclavage et de la ségrégation, du racisme et de la misère, le blues est à l’image de la créativité de ses auteurs. Si, à partir du début du XXème siècle, il définit progressivement ses propres structures musicales (harmoniques, mélodiques, rythmiques) en mélangeant Afrique et Occident, son instrumentarium se trouve circonscrit par la disparition des tambours africains au temps de l’esclavage : les planteurs en avaient interdit l’usage, craignant que les messages rythmiques véhiculés à travers les airs par les « talking drums » (tambours parlants) soient vecteurs d’insurrections. Le blues se jouera donc sur les instruments à cordes majoritaires dans les états du Sud à la fin du XIXème siècle. Au son âpre du blues du Delta (Charley Patton, Son House, Robert Johnson) et du Texas (Blind Lemon Jefferson, Texas Alexander) répondront celui plus élaboré du sud-est et celui plus chaloupé de la Nouvelle Orleans. Il se jouera aussi sur des instruments de fortune créés, comme les blues eux-mêmes, avec les moyens du bord : kazoos, cigar-boxes, wahboards et autres détournements comme celui de jarres (jugs) en terre dans lesquelles on souffle, donnant son nom aux « jug-bands » qui fleurissent à cette époque.

Mais le blues est avant tout parole : parole autobiographique, parole poétique bien que nécessairement simple du fait d’un faible taux de scolarisation des populations noires dans la première moitié du XXème siècle, parole humoristique, parole métaphorique. Plusieurs théories ont été avancées pour expliquer l’origine du mot blues : « to be blue », broyer du noir, ou « to have the blue devils », avoir des idées noires, sont les plus connues. Quoi qu’il en soit, le blues reste associé à un sentiment de désespoir mélancolique souvent comparé au spleen des Romantiques.

C’est ce sentiment, cette émotion qui transpirent dans tous ses textes, qui lui confèrent son universalité et sa grandeur. Irrigué par la mémoire du peuple afro-américain à travers des personnages légendaires tels John Henry dont la force vainquit le marteau à vapeur, traversé par la mise en visibilité d’une sexualité exacerbée, contrepoint de l’invisibilité du corps noir dans l’Amérique blanche, pénétré de l’animisme du vaudou (le « hoodoo » avec ses os de chat noir, le mojo…), il va serpenter entre bonheurs fugitifs et désespoir face à la misère ou la mort, entre ironie du sort et aspiration vers des lendemains meilleurs, entre errance vers des ailleurs supposés plus cléments et oubli dans l’alcool, entre solitude face au coucher du soleil et proclamation de la valeur de son existence à travers double sens érotiques et métaphores culinaires. De la prison à la guerre, des inondations aux programmes d’assistance mis en place par Roosevelt pendant la Grande Dépression, jamais larmoyant, toujours lucide, il va, par la sublimation du quotidien, atteindre à l’universel. En assurant sa propre transmission par l’oralité et le relais d’une industrie du disque naissante, il va ainsi marquer de son empreinte toutes les musiques populaires qui ont émergé au XXème siècle.

Texte : Gaby Bizien / Blues sur Seine. Tous droits réservés