CHAPITRE 1 : Les Racines du Blues
Du milieu du 15ème siècle à la fin du 19ème siècle, des millions d’êtres humains sont arrachés au continent africain et conduits vers des terres étrangères et lointaines.
C’est ce qu’on a appelé la traite des noirs : des navires européens parcourent les côtes africaines pour y acheter (ou capturer) des hommes, des femmes et des enfants africains ; ils transportent ensuite ces prisonniers par delà l’océan pour les vendre dans le “Nouveau Monde” (le continent américain). Les Européens qui s’y sont installés manquent en effet de bras pour travailler dans les champs de coton, de canne à sucre, de café…
Les Africains vendus deviennent alors des esclaves, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas considérés comme des hommes à part entière mais comme des “marchandises”, qui appartiennent (ainsi que leurs enfants) à leurs “maîtres”, le plus souvent des “planteurs”1 du sud des États-Unis.
La vie à la plantation est très dure : logés dans des cases en bois et torchis2 presque vides, les esclaves sont souvent maltraités et enchaînent d’épuisantes journées, commencées tôt et finies tard, à travailler dans les champs.
Il leur reste la danse et la musique pour se défouler, le soir dans le quartier des esclaves mais aussi pendant la journée de travail avec des chants pour se donner du coeur à l’ouvrage : les worksongs3.
En 1861, la guerre civile éclate aux États-Unis entre les états « esclavagistes » du sud et les états du nord qui veulent l’abolition4 de l’esclavage : c’est la fameuse guerre de Sécession. En 1865, les états du nord gagnent la guerre et l’esclavage est officiellement aboli dans tous les États-Unis.
Commence alors une nouvelle époque pour les noirs américains : théoriquement libres, ils se retrouvent néanmoins dans une situation très délicate, obligés de se débrouiller seuls après des siècles d’esclavage. De plus, ils doivent désormais faire face à l’agressivité d’une grande partie des blancs du sud qui culminera avec les terribles actes du Ku Klux Klan5.
C’est le début de ce qu’on a appelé la ségrégation : les noirs sont libres mais n’ont pas les mêmes droits que les blancs et doivent rester à l’écart de ces derniers.
Beaucoup de noirs continuent à travailler dans les champs, souvent pour le compte de leurs anciens propriétaires, plus rarement pour leur propre compte. Les worksongs collectifs sont remplacés par des chants plus solitaires et souvent plus tristes.
CHAPITRE 2 : Les Débuts du Blues
C’est autour du delta du fleuve Mississippi (région située au sud de Memphis) que le blues va progressivement faire son apparition.
Les esclaves affranchis1 ont mélangé différentes cultures (rythmes africains, mélodies irlandaises, chants indiens, ballades hispaniques2…) pour développer leurs propres musiques, qu’ils chantent dans les églises, dans les champs…
Mais c’est sur la route, au début du 20ème siècle, que le blues va réellement naître : avec l’abolition de l’esclavage, on assiste à l’apparition des songsters, des musiciens vagabonds qui vont
de ville en ville en chantant le mal de vivre de la communauté noire. Ils sont accompagnés le plus souvent d’une simple guitare, instrument introduit aux États-Unis par les Mexicains et les Espagnols.
Leurs chansons entêtantes, spontanées et souvent improvisées, s’appuient sur un schéma simple : une phrase répétée deux fois
puis sa réponse. Par exemple, un chant célèbre à l’époque commençait ainsi : « Woke up this morning with the Blues down in my soul / Woke up this morning with the Blues down in my soul / My baby gone and left me, got a heart as black as coal »3.
Le blues est né mais il va réellement devenir populaire avec les premiers enregistrements sur phonogrammes4. Le premier disque, « Crazy Blues » chanté par Mamie Smith, sort en 1920 et connaît un grand succès. Les producteurs de disque réalisent qu’ils peuvent se faire beaucoup d’argent en vendant cette musique dans la communauté noire. Alors, ils se rendent dans
le sud, parcourent les campagnes, fréquentent les juke-joints (des petites maisons transformées en bars où les noirs ont pris l’habitude de se réunir pour écouter de la musique) à la recherche de bluesmen à qui ils proposent des enregistrements, réalisés à la va-vite et pour une rémunération souvent ridicule.
CHAPITRE 3 : La Migration vers le Nord et l'Explosion du Blues Urbain
En 1929, la bourse américaine s’effondre et les États-Unis plongent dans la crise.
Les noirs voient leurs conditions de vie se dégrader encore un peu plus et beaucoup quittent la campagne pour les grandes villes industrielles du nord, à la recherche d’un travail.
Le blues va suivre cette migration1 et remonter le fleuve Mississippi jusqu’à la destination finale pour la plupart des migrants : Chicago, la cité des Vents.
En route, certains s’arrêtent à Memphis, célèbre pour son activité commerciale – elle est considérée comme la capitale du coton – mais aussi pour sa vie nocturne animée et son blues léger et dansant, qui intègre de nouveaux instruments, souvent bricolés comme le washboard2.
Plus au nord, on retrouve Saint-Louis, théâtre d’affrontements violents entre noirs et blancs et où le blues, marqué par un piano qui tient le premier rôle, se fait plus sombre, reflétant ce climat diffi cile ; ou encore Kansas City, la ville des cow-boys et de leurs troupeaux, où le blues se mélange au jazz.
Mais la destination rêvée par tous les migrants, le but à atteindre, reste Chicago. À leur arrivée, les noirs doivent cependant déchanter. Parqués dans des ghettos3, ils retrouvent la misère ; ces gens venus pour la plupart des campagnes du sud ont beaucoup de mal à s’adapter à cette ville immense, froide et industrielle. Alors ils oublient leurs conditions de vie diffi ciles dans les bars musicaux qui se multiplient dans la ville. Le blues évolue, le folklore4 du delta se mariant à l’atmosphère de cette ville dure et sauvage.
Toutefois, la grande révolution va être technologique : la guitare électrique a fait son apparition et avec elle une nouvelle forme de blues qui réclame toujours plus de décibels5 et entraîne la création de nouveaux orchestres où la puissante batterie prend de plus en plus d’importance.
Le blues conquiert alors un public toujours plus important et des musiciens tels que Muddy Waters ou John Lee Hooker deviennent de véritables stars dans la communauté noire américaine.
CHAPITRE 4 : Déclin et Renaissance du Blues
Après la seconde guerre mondiale (1939-1945), le blues des origines perd progressivement du terrain, il se transforme et de nouvelles formes de musique apparaissent.
C’est ainsi qu’un nouveau courant, né à la Nouvelle-Orléans, va connaître un immense succès, aux États-Unis puis partout dans le monde : le rhythm ’n’ blues. Cette musique est à l’image de la ville : joyeuse, turbulente et métissée1 (la Nouvelle-Orléans réunit des gens d’origine française, anglaise, espagnole et africaine).
Le rhythm ’n’ blues va attirer et inspirer beaucoup de jeunes blancs. En le mélangeant à la country music2, ils vont créer le rock ’n’ roll au début des années 50, avec en chef de fi le un jeune garçon qui va devenir une star : Elvis Presley.
Le public blanc, défi nitivement conquis par la musique noire, va alors redécouvrir le blues des débuts, celui du delta du Mississippi. Des musiciens blancs très célèbres aux États-Unis (Bob Dylan, Janis Joplin) et en Europe (Les Rolling Stones, les Animals) vont faire revivre cette musique et faire revenir sur le devant de la scène de grands bluesmen tombés dans l’oubli.
Pendant ce temps, les noirs américains, eux, préfèrent porter leur attention sur de nouveaux courants musicaux plus en phase avec leurs aspirations3. Les années 60 sont en effet celles de la lutte pour les droits civiques : les noirs veulent défendre leurs droits et être traités d’égal à égal par les blancs et, portés par certains leaders, ils manifestent et se font entendre.
La soul music4 et le funk vont permettre aux Noirs américains d’affirmer ce nouvel état d’esprit, avec en symbole le refrain très célèbre de James Brown : “Say it loud, I’m black and I’m proud” (Dites-le haut et fort : je suis noir et fier de l’être).
Puis viendront le disco, le rap, les musiques électroniques… autant de styles musicaux planétaires qui n’auraient jamais existé sans ces chanteurs vagabonds qui, au début du 20ème siècle, inventèrent le blues dans un petit coin du delta du Mississippi…
Texte : Blues sur Seine. Tous droits réservés.

Pour t’aider à comprendre :
1 Propriétaires terriens.
2 Ancienne technique de construction avec un mélange de terre et de paille.
3 Traduction en français : chants de travail.
4 La suppression.
5 Organisation secrète visant à préserver la « supériorité » des blancs sur les noirs par tous les moyens (y compris le meurtre).

Pour t’aider à comprendre :
1 Libérés.
2 D’origine espagnole ou latino-américaine.
3 Traduction : Je me suis levé ce matin avec le cafard ancré dans mon âme / Je me suis
levé ce matin avec le cafard ancré dans mon âme / Mon amour est partie, j’ai le coeur noir comme du charbon.
4 Les tout premiers disques, des cylindres en cire creusés de sillons.

Pour t’aider à comprendre :
1 Déplacement de populations.
2 Instruments fabriqués à partir de planches à laver et à battre le linge. On y jouait en frottant ou frappant dessus avec des dés à coudre fixés à chaque doigt.
3 Quartier réservé – ou imposé – à une certaine catégorie de population, en l’occurrence les noirs.
4 Pratique basée sur des traditions ; ici, l’expression “blues du delta” signifie donc
le blues traditionnel, c’est-à-dire rural.
5 Unité pour mesurer la puissance du son.

Pour t’aider à comprendre :
1 Métissage : mélange de cultures.
2 La musique traditionnelle des blancs des campagnes américaines.
3 Espoirs, désirs, rêves d’un idéal.
4 Que l’on peut traduire en français par “la musique de l’âme”.